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Du réarmement moral au réarmement civique : quels enjeux ?

Généalogie d’un concept

Octave Larmagnac-Matheron    publié dans Philosophie magazine, France. 16 Janvier, 2024

https://www.philomag.com/articles/du-rearmement-moral-au-rearmement-civique-quels-enjeux

republié en ligne avec l’autorisation de  Philosophie magazine

C’est le nouveau mot d’ordre du président Macron : il faut insuffler, en France, un « réarmement civique ». D’où vient cette idée ? Petite généalogie d’une notion très actuelle.

Où donc Emmanuel Macron a-t-il puisé son nouveau leitmotiv, celui du « réarmement civique » ? L’expression fait immanquablement écho à une autre, qui a marqué l’histoire des idées de l’immédiat après-guerre : le « réarmement moral », mouvement international fondé en 1938 par le pasteur américain Frank Buchman (1878-1961), qu’Élisabeth Roudinesco définit, dans Généalogies (1994), comme un « mouvement de régénération de l’homme » (2014). Le président évoquait lui-même récemment sur X un « projet de réarmement et de régénération ».

Le rapprochement paraît d’autant mieux fondé qu’en 2006, François Bayrou, un proche du chef de l’État, faisait déjà référence au réarmement moral. On n’oubliera pas non plus qu’en France, le principal philosophe qui fit la promotion du réarmement moral fut Gabriel Marcel (1889-1973), directeur et préfacier de l’ouvrage de témoignages Un Changement d’espérance. À la rencontre du réarmement moral (1959). Marcel, figure centrale de l’existentialisme chrétien, fut le maître d’un autre philosophe familier d’Emmanuel Macron : Paul Ricœur. Bref, un faisceau d’indices invite à explorer plus avant le mouvement tombé en désuétude que fut le réarmement moral.

Aux origines du réarmement moral

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le monde apparaît, à tous les niveaux, rongé par d’insurmontables divisions. Sur la scène géopolitique, le conflit international a révélé l’antagonisme profond entre les différents États et nations du globe. L’hostilité entre le bloc soviétique et le bloc occidental forme comme le nouvel avatar de ces clivages aux conséquences terribles. À l’intérieur, la lutte des classes déchire les sociétés et l’anomie, la dissolution des liens, suscite un désespoir apparemment sans issue. C’est contre cette division généralisée que s’affirme le réarmement moral, qui émerge au sein des Groupes d’Oxford lancés par le pasteur Buchman.

Ce dernier dénonce, dans Refaire le monde (1949), l’insuffisance des réponses apportées à la crise du monde contemporain : réponses politiques, diplomatiques, militaires, économiques, financières, légales – qui toutes manquent l’essentiel : « La crise est essentiellement d’ordre moral. » C’est seulement en insufflant un renouveau moral, un « esprit nouveau chez les hommes », que les clivages du monde et les mises subséquentes s’évanouiront.

“Il faut que les nations réarment moralement. Car le redressement moral est le précurseur indispensable de tout redressement économique. Imaginez une marée montante d’honnêteté et de désintéressement déferlant sur chaque pays ! Imaginez son effet sur les impôts, les dettes, l’épargne ! Une vague de désintéressement absolu envahissant les nations mettrait fin à toute guerre”       Frank Buchman, Refaire le monde, 1949

 

Cette régénération tient en quatre mots d’ordre, pour Buchman : honnêteté, pureté, détachement de soi et amour. Quatre principes mis en œuvre dans les grands centres comme celui de Caux où, pendant plusieurs décennies, se retrouveront régulièrement les partisans du réarmement moral.

Se changer pour changer le monde

Dans cette perspective, tout commence par un changement personnel, sans lequel aucune transformation durable ne peut avoir lieu. « Chacun voudrait voir son voisin différent, chaque pays voudrait voir le pays voisin différent. Mais chacun attend que l’autre commence. Le réarmement moral estime que le meilleur endroit par où commencer, c’est soi-même. » Comme le résume Gabriel Marcel, il s’agit en un même mouvement de se réconcilier « soi-même avec soi-même et soi-même avec les autres ». « Le changement des hommes ouvre la voie à un changement d’espérance. »

C’est ce que rappellera encore un promoteur important quoique méconnu du réarmement moral en France, le sociologue Didier Lazard (1910-2004), dans un texte intitulé Le Réarmement moral. Une idéologie en marche (ça ne s’invente pas !).

“Il faut dans le monde des changements politiques, des changements économiques, des changements sociaux, des changements de structure, des changements nationaux, des changements internationaux. Mais si les hommes restent ce qu’ils sont, qu’aurons-nous gagné ?”                                       Didier Lazard, op. cit.

Le changement commence par soi. Il exige un effort éthique : la reconquête d’un espace intérieur où l’homme puisse s’épanouir comme être spirituel, comme « personne ». La morale est le nom de cette réappropriation de l’homme par lui-même, de cette prise en charge de soi.

Tout le problème, pour Didier Lazard, tient à l’oblitération de cette dimension morale, spirituelle, dans le monde contemporain. « Cette conscience morale, nous l’avons étouffée. Elle est, comme la vérité, au fond du puits, enfouie. » Lazard dénonce ce « très peu de vie intérieure qui permette à la conscience profonde de remonter à la surface ». L’homme, dans le monde contemporain, est tiraillé entre deux perspectives qui l’accaparent : d’un côté le rabattement de l’existence sur la jouissance hédoniste, consumériste ; de l’autre, l’idéologie messianique qui prétend réformer les grandes structures sociales, politiques ou économiques sans partir de l’éthique personnelle. « Devant le matérialisme militant, devant le matérialisme jouisseur qui l’un et l’autre, menacent la civilisation, qu’allons-nous faire ? »

Si le sociologue présente le réarmement moral comme une « idéologie », c’est dans une large mesure une idéologie sans contenu déterminé. Il apparaît d’abord comme un appel ouvert à l’éveil spirituel et à la culture de la vertu : un mouvement. Ou plutôt, « des gens en mouvement » – des individus concrets, incarnés, réunis seulement par une commune entreprise de réalisation morale. Didier Lazard, qui a longtemps enseigné à Sciences Po, esquisse trois axes de travail : « Appliquer dans ses moindres actions des critères moraux absolus » ; « Créer autour de soi un esprit d’équipe » ; « Mettre dans sa vie du silence ». Ces trois axes personnels se conjuguent avec trois horizons indissociables de l’action dans le monde. D’abord, l’affirmation de « la primauté de la personne humaine » qui doit toujours passer « avant les choses » ; ensuite, « la technique [mise] au service de l’homme », et non l’inverse ; enfin, œuvrer à « redonner au monde son unité perdue ».

Les sources anciennes de la vertu civique

L’horizon du réarmement moral est ici assez explicitement chrétien, ou du moins religieux. « Comment capter l’esprit capable de transformer le monde ? Cela ne peut venir que d’une authentique expérience religieuse, valable, pour changer les cœurs, insiste David Lazard. Transmettre une telle expérience à chaque citoyen, voilà la forme la plus élevée de service civique, qui doit être notre suprême objectif national. Voilà du travail pour chacun, par tout. » Mais la plupart des tenants du réarmement moral considèrent que la morale offre un point d’ancrage spirituel qui permet sans problème d’ouvrir le mouvement bien au-delà des seuls préceptes chrétiens.

Maurice Guérin résume en ces termes la position d’une autre grande figure du réarmement moral, Peter Howard, dans « Le réarmement moral vu par un catholique français » (1952).

“Il est assez facile d’imposer à la multitude des hommes, croyants de toutes les religions, agnostiques ou athées, le respect et la pratique des quatre critères moraux d’honnêteté, de pureté, de désintéressement et d’amour, parce qu’ils appartiennent au fonds commun de la morale humaine”      Maurice Guérin, art. cit.

Le réarmement moral peut s’affranchir de sa tonalité chrétienne et être convoqué dans la sphère politique, y compris de manière sécularisée. Le lien entre vertu et action politique, qui faisait partie du socle de la philosophie politique dans l’Antiquité, a été réhabilité à l’époque moderne. Montesquieu écrivait par exemple, au XVIIIe siècle : « Dans un État populaire, il faut un ressort de plus, qui est la VERTU », celle de « l’homme qui aime les lois de son pays, et qui agit par amour des lois de son pays » (De l’esprit des lois, 1748). On peut aussi mentionner Robespierre : « Quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et qui le fait mouvoir ? C’est la vertu […] qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois ! […] L’âme de la république est la vertu » (Sur les principes de morale politique, 1794).

Il faut cependant remarquer un certain glissement jusqu’à nos jours. La vertu de Montesquieu ou de Robespierre est d’abord vertu civique ; celle du réarmement moral est… morale ! Le centre de gravité n’est pas le même. La vertu civique est exigence à l’égard d’une communauté précise, des lois ou d’un État donnés. Dès lors, elle risque toujours de se conditionner à des critères d’identité, de se fermer à l’autre, ou de se perdre dans un mouvement d’abstraction où le respect de la personne, d’autrui, s’efface. La vertu morale, dans l’horizon du réarmement, place tout au contraire son centre de gravité dans la personne humaine universelle, indépendamment de tout trait identitaire. Contrairement à l’exigence civique d’une communauté politique circonscrite, l’exigence morale doit s’adresser à tous les êtres humains, y compris étrangers à cette communauté.

Une “militarisation de la société” en préparation ?

La vertu civique n’en demeure pas moins l’une des clefs de la vie en société. Elle favorise la coexistence, huile les relations sociales, désamorce certains conflits potentiels. C’est un enjeu pour la puissance publique que de l’entretenir, de la cultiver. Mais la puissance publique est toujours, en même temps, tentée d’abuser de cette prérogative : de transformer cette culture de la vertu en un instrument disciplinaire de mise au pas de la société civile, d’étouffement de la conflictualité sociale. D’en faire aussi un instrument d’exclusion à l’égard de ceux qui, étrangers, ne partagent pas les mœurs particulières de la nation, dont la vertu civique est une dimension constitutive.

On comprend alors le danger qu’il peut y avoir à mobiliser la rhétorique d’un réarmement pour parler de civisme. Enserré dans une perspective politique, le réarmement se déploie toujours dans l’opposition à son autre, à son extérieur. La vertu civique est ce qui valide l’ami et discrimine l’ennemi. Le chercheur en sciences sociales Thierry Ribault avertissait récemment : avec le motif du réarmement civil, « Macron prépare la militarisation de la société ». Foncièrement étranger à la question morale, qui s’élance d’au-delà de la politique. La morale est sans extérieur : elle s’adresse à tous. Son réarmement déjoue l’antagonisme de l’ami ou de l’ennemi. Il n’est pas question de réarmer contre un autre – peut-être le faut-il d’abord contre soi-même, contre ses propres insuffisances. Cet élan ne peut être le fait du politique : il doit venir d’un au-delà qui prime sur le politique.