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Retour du Réarmement moral ?

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Frank Buchaman et Robert Schuman 1953

Dans ses vœux de Nouvel An, Emmanuel Macron a surpris par son utilisation à huit reprises du mot « réarmement », citant d’abord le besoin d’un « réarmement économique », puis d’un « réarmement de l’État et de nos services publics », et enfin d’un « réarmement civique ».

S’il a ainsi évité de prononcer les mots « réarmement moral », plusieurs observateurs ont fait le lien. Le président a ainsi recyclé – et en partie détourné - une expression née dans les années 1930, période tout aussi troublée que l’actuelle, d’une inspiration du pasteur américain Frank Buchman. L’équipe qu’anime ce dernier fera de ce slogan le nom d’un mouvement international qui vise à changer le cours tragique de l’Histoire en faisant appel à la conscience des dirigeants du monde, à partir de la mobilisation de simples citoyens pratiquant la réconciliation de « soi-même avec soi-même et soi-même avec les autres ». Ce mouvement poursuit aujourd’hui son activité sous le nom d’Initiatives et Changement, en anglais Initiatives of Change.

Dans une chronique pour L’Obs, Pascal Riché faisait observer que François Bayrou, proche allié d’Emmanuel Macron, s’exprimant dans les colonnes de l’hebdomadaire protestant Réforme en juin 2006, avait lui aussi appelé à restaurer le civisme et le respect du citoyen, concluant : « Il faut se livrer à une sorte de réarmement civique, pour reprendre l’expression que Gabriel Marcel appliquait au réarmement moral. » Le journaliste estime hautement probable que le président ait eu conscience de ce rapprochement car ayant été pendant quelques mois l’assistant du philosophe Paul Ricœur, il reconnaît volontiers sa dette intellectuelle envers ce philosophe, lui-même disciple fidèle et très proche de Gabriel Marcel.

Ricoeur, pendant ses études à la Sorbonne au cours des années 1930, fréquentait en effet assidûment les « soirées du vendredi » de Gabriel Marcel, qui réunissaient chaque semaine autour du penseur de l'existentialisme chrétien un cercle d’étudiants et de jeunes diplômés. Il revendiquera toujours hautement cette filiation avec celui qu'il dit être le philosophe avec lequel il a « entretenu le rapport le plus profond ».

Tout comme Emmanuel Mounier ou Denis de Rougemont, ces philosophes appartiennent à un mouvement dit « non-conformiste » qui s’attache à la recherche de la justice sans tomber dans les impasses idéologiques totalitaires de droite ou de gauche (fascisme ou stalinisme). Ce mouvement fait partie de la mouvance du personnalisme, un courant philosophique qui développe une vision réaliste de l'homme en opposition à la fois aux courants philosophiques individualistes et aux totalitarismes qui ont pignon sur rue à cette époque.

Mais comment la philosophie « simpliste » de Frank Buchman a-t-elle donc attiré un philosophe de premier plan comme Gabriel Marcel, au point qu’il multiplie les témoignages de soutien, y compris dans la fameuse préface au livre « Un Changement d’espérance », paru en 1958 ? C’est précisément la question qu’il traite dans cette préface, en répondant avec beaucoup de finesse aux objections que lui font trois amis – procédé rhétorique pour caractériser trois écoles de pensée : la philosophie humaniste, le protestantisme barthien et le catholicisme.

La première spécificité qu’il retient, c’est l’importance du recueillement, ce moment de silence ou de méditation qui fait partie des pratiques promues par Frank Buchman. C’est un point de convergence avec les convictions propres de Gabriel Marcel, publiées avant sa rencontre avec le Réarmement moral dans l’essai intitulé « Position et Approches concrètes du Mystère Ontologique » (1933) : pour lui, le recueillement est un acte de ressaisissement intérieur. « C'est essentiellement l’acte par lequel je me ressaisis comme unité : le mot même l’indique, mais ce ressaisissement, cette reprise, affecte l’aspect d'une détente, d'un abandon. Abandon d —, détente en présence de —, sans qu'il me soit en aucune façon possible de faire suivre ces prépositions d'un substantif qu'elles commanderaient. Le chemin s'arrête au seuil... Au sein du recueillement, je prends position en face de ma vie. »

La deuxième conviction profonde qu’il partage avec Frank Buchman, c’est la rencontre, « très précisément l’acte par lequel une conscience — le mot ne me satisfait guère — est capable de s'ouvrir en présence d'une autre conscience […] Vous qui êtes familiers avec mes écrits, vous ne pourrez manquer de reconnaitre que cette ouverture à l’autre, c'est déjà cette intersubjectivité qui devait occuper une place centrale dans mes écrits ultérieurs. »

La troisième notion que développe Gabriel Marcel est celle de l’impact du changement : après avoir noté que ses rencontres avec des personnalités américaines et japonaises lui ont démontré que le mouvement avait eu « une incidence directe sur la vie politique d'un certain nombre de pays d'Extrême-Orient », Gabriel Marcel souligne à l’intention de ses amis philosophes ou théologiens que « nous qui sommes des hommes de réflexion, bien des idées nous traversent l’esprit » mais cela bien souvent sans rien changer au monde autour de nous, sans même contribuer à « rendre éclairant pour les autres celui qui se voit et se juge ainsi lui-même » ; par contraste, « ces hommes et ces femmes que j'ai rencontrés à Caux n'ont pas seulement été changés, un pouvoir mystérieux leur a été imparti [..] Mieux vaudrait sûrement parler d'une présence active, et vous savez quelle place tient ce terme de présence dans mes écrits. Une présence qui est un don, une lumière, et qui s'exerce comme à l’insu de celui qui en a été doté. »

Alors simplisme ? Plutôt simplicité, une valeur que Gabriel Marcel juge positive, et méconnue dans un monde « qui tend à se perdre dans sa propre complication ». Certes, concède-t-il, là où la technique est souveraine, la complexité est inévitable, mais en matière humaine il en va autrement.  Même si la psychologie humaine est susceptible d’être analysée et de révéler des mécanismes d’une complexité extrême, l’homme ne peut être pensé seulement comme une machine. Il est capable de choix moraux, « c'est-à-dire qu'un être humain est capable de concevoir des valeurs et des fins, et d'agir, soit en conformité, soit en contradiction avec elles », comme le confirme « l’expérience fondamentale du changement, non pas seulement intérieur, mais radical de la personne. Ici, je pourrais vous citer cent exemples… » (Le livre qu’il préface est précisément un recueil de témoignages de tels changements.)

Enfin Gabriel Marcel conclut en rappelant cette formule qu’il a prononcée à Caux, que dans le Réarmement moral, « ce qui me frappe avant tout c'est qu'on y trouve réalisée une surprenante conjonction du mondial et de l’intime. » En effet, dans le mouvement, des femmes et des hommes ordinaires prennent conscience qu’ils peuvent par leur engagement avoir un impact sur des situations qui, en principe, les dépassent, à condition de s’ancrer dans « un pacte fondamental dont les conditions s'enracinent dans la structure même de l’homme » - un pacte évidemment éthique. Or, pour Gabriel Marcel, le risque existe que « le progrès des techniques déshumanisantes, qui sont à l’œuvre dans le monde actuel, » nous y rende aveugles, et « le très grand mérite de Frank Buchman aura été au contraire de tout faire pour le rendre manifeste. »

Parmi les intellectuels français de premier plan séduits par les idées de Frank Buchman, il y a aussi le professeur Didier Lazard (1910-2004), docteur en droit et maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris de 1960 à 1981. Dans un autre article cherchant à éclairer les sources des propos du président Macron, Octave Larmagnac-Matheron le cite* : « Il faut dans le monde des changements politiques, des changements économiques, des changements sociaux, des changements de structure, des changements nationaux, des changements internationaux. Mais si les hommes restent ce qu’ils sont, qu’aurons-nous gagné ? » L’article rappelle qu’à ses élèves de Sciences-Po, Didier Lazard proposait trois axes de travail : appliquer dans ses moindres actions des critères moraux absolus, créer autour de soi un esprit d’équipe, et mettre dans sa vie du silence. Et il conclut : « Ces trois axes personnels se conjuguent avec trois horizons indissociables de l’action dans le monde. D’abord, l’affirmation de « la primauté de la personne humaine » qui doit toujours passer « avant les choses » ; ensuite, « la technique [mise] au service de l’homme », et non l’inverse ; enfin, œuvrer à « redonner au monde son unité perdue ». »

Se pourrait-il que, dans un monde devenu incertain et plein de menaces, en recherche de qualité de vie et de vraies valeurs, le terme de « Réarmement moral » soit redevenu acceptable, alors qu’il ne l’était plus au cours des dernières décennies du XXe siècle - ce qui a conduit à son changement d’identité pour le nom d’"Initiatives et changement" en 2001, comme le rappelle l’homme politique japonais Yukihisa Fujita dans un billet de blog récent. Certes le terme est né dans une situation qui n’est pas sans rappeler la période actuelle, les années 1930, alors que les pays se réarmaient militairement en vue de la deuxième guerre mondiale, mais le risque de détournement subsiste, d’autant plus que la multiplication des « réarmements » (démographique et autres…) dans les paroles du président associe davantage ce terme à un sursaut national qu’à un appel à un réveil moral ou spirituel. C’est d’ailleurs l’objection que font les auteurs des articles cités : pour nécessaire qu’il soit, le réarmement civique s’adresse à la communauté nationale et non à l’humanité entière. « Dès lors, il risque toujours de se conditionner à des critères d’identité, de se fermer à l’autre, ou de se perdre dans un mouvement d’abstraction où le respect de la personne, d’autrui, s’efface » écrit Octave Larmagnac-Matheron. « Avec le « réarmement civique », il s’agit avant tout de vanter le retour de l’autorité à l’école et de porter haut les valeurs patriotiques (la « re-civilisation » ?), » écrit Pascal Riché. Pour le chercheur en sciences sociales Thierry Ribault, le réarmement civique est même « un sous-produit idéologique de la doctrine de la résilience nationale élaborée par les dirigeants macronistes. C’est une phase préparatoire à un réarmement militaire et à une mobilisation nationale de la jeunesse. »

Ainsi, s’il est très positif qu’à l’occasion de commentaires sur l’allocution présidentielle du 31 décembre 2023, l’histoire et les idées de notre mouvement - que nous venons de reparcourir - soient présentées au grand public de manière équilibrée, il faut sans doute savoir garder nos distances et éviter toute confusion ou contamination de notre mouvement avec une cause politique quelle qu’elle soit, au nom des principes d’universalité et d’inclusivité d’Initiatives et Changement.

 

Antoine Jaulmes,

Vice-président Initiatives et Changement France

         9/2/2024 

Articles ou ouvrages cités :

  • Gabriel Marcel, Un changement d’espérance, Plon, 1958 ; et collection 10-18, 1962, https://www.foranewworld.org/fr/material/publications/un-changement-desperance
  • Octave Larmagnac-Matheron* Du réarmement moral au réarmement civique : quels enjeux ?  Philosophie Magazine, 16 janvier 2024.
  • Pascal Riché, Emmanuel Macron et le « réarmement civique » : chauffe, Marcel !, L’Obs, 2 janvier 2024
  • Yukihisa Fujita, What the world needs: ‘moral re-armament’?, site de For A New World, 5 février 2024, https://foranewworld.org/blog/what-world-needs-moral-re-armament
  • Gaspard d’Allens, « Macron prépare la militarisation de la société », entretien avec Thierry Ribault, site de Reporterre, 11 janvier 2024